Homélie pour le Jeudi Saint



Homélie pour le Jeudi Saint
Vous qui êtes réunis dans cette chapelle, devenue mystiquement la chambre haute de Jérusalem où le Seigneur partage son dernier repas pascal avec ses disciples et les instruis sur les abîmes de sa sagesse et de son amour, puis-je vous demander une faveur ?

Avant de goûter à l’Agneau offert pour votre salut, réfléchissez un instant à ce que vous savez de Dieu. Qui est Dieu pour vous ? Comment l’imaginez-vous ? Nous qui sommes une heureuse réunion d’atomes et de molécules organiques – certes réussie, mais extrêmement limitée – que savons-nous de Celui qui est « la cause efficiente de tout et une cause qui a son propre principe en elle-même » (S. Grégoire de Nazianze) ? Que pouvons-nous dire de l’Être intemporel, infini, immatériel, nous qui sommes enfermés dans le monde dérisoire et microscopique de notre petit ego ? Qu’est-ce que l’homme peut comprendre de Celui qui est la source de la vie et l’origine de l’univers ? Et pas seulement l’homme, mais aussi les anges et les archanges, êtres eux aussi créés, que savent-ils de Celui qui seul est sans commencement et sans cause ? Car, comme dit saint Grégoire le Théologien, « tout être, même céleste, même supracéleste, bien qu’il soit beaucoup plus élevé que nous par sa nature et plus près de Dieu, est plus loin de Dieu et de sa compréhension parfaite qu’il n’est au-dessus de nous, mélange complexe, bas et penchant vers la terre ».

Cette impossibilité de comprendre Dieu et de connaître sa nature est un élément fondamental de notre foi. Nous sommes conscients de croire en Celui dont la nature nous échappe, d’aimer Celui que nous ne pouvons atteindre. L’infini sépare l’homme de Dieu. Un abîme infranchissable se trouve entre l’être intemporel de Dieu et la nature créée de l’homme. L’immensité de l’univers n’est rien par rapport à la distance ontologique qui sépare la création de son Origine. En un mot, nous ne savons rien de Dieu et nous ne pouvons rien connaître de son essence. Pourtant, nous savons qu’il existe. Nous savons même que nous existons uniquement parce que nous sommes pensés et connus de lui. Comme disait Simone Weil, « à chaque instant nous existons seulement du fait que Dieu consent à penser notre existence, quoique en réalité nous n’existions pas ».

La situation de l’homme n’est pas simple : sa raison est suffisamment évoluée pour penser Dieu, mais trop limitée pour le comprendre. Nous ressentons la présence de Dieu au plus profond de notre être, mais nous sommes incapables de le voir tel qu’il est. Il nous est même impossible de prouver qu’il est là.

Alors que nous reste-t-il pour ne pas devenir fous face à ce paradoxe insoutenable ? Il nous reste l’Eucharistie que, dans sa bonté, le Seigneur nous a laissée avant de se sacrifier pour nous en preuve ultime de l’amour infini de Dieu pour l’homme. C’est l’Eucharistie qui nous préserve de la démence ou de l’indifférence, dans l’attente de Dieu. De quelle façon ?

La distance qui sépare l’homme de Dieu, non seulement à cause de notre chute, mais surtout à cause des limites de notre nature, la Sagesse créatrice de Dieu l’a abolie en assumant la condition humaine. L’amour et la pitié de Dieu pour son œuvre furent si grandes que le Verbe a décidé de devenir homme. La frontière ontologique entre l’essence divine et la nature humaine a été supprimée lorsque Dieu est né en prenant chair de la Vierge Sainte. Ainsi nous avons reçu la possibilité de contempler le Dieu invisible dans l’homme Jésus-Christ. Mais cet homme, en qui la plénitude de la divinité demeurait corporellement, ne pouvait rester éternellement sur terre. Ainsi, après avoir détruit la mort par sa mort volontaire sur la Croix, après avoir transfiguré la chair humaine par sa résurrection, il s’est élevé, avec son humanité assumée, à la droite de la majesté de Dieu. Il ne s’agit évidemment pas d’un lieu, mais de cette autre dimension d’existence, hors du temps et de l’espace, dont l’accès nous était impraticable auparavant. Dans le Christ, la dimension divine a rejoint la vie du monde. En lui, les cieux spirituels sont descendus sur terre. En somme, dans le Christ nous avons été libérés de l’espace tridimensionnel, dans lequel nous étions renfermés, pour accéder à l’état eschatologique où l’homme peut se trouver en présence de Dieu, sans être pulvérisé par le contact immédiat avec l’être infini et sans commencement.

C’est à cela que nous goûtons dans l’Eucharistie, en mangeant le Corps et le Sang de l’homme que Dieu le Verbe est devenu. Ne pouvant encore voir Dieu et ne pouvant plus contempler Jésus dans son humanité assumée, nous pouvons néanmoins nous en rassasier dans l’Eucharistie. Ainsi, nous retrouvons l’accès à l’arbre de vie, dont nous avons été éloignés par notre faute. Nous y recevons même plus qu’Adam et Eve au paradis : eux se nourrissaient d’un arbre planté par Dieu, nous, nous mangeons Dieu lui-même devenu homme.

Qu’on nous accuse d’être théophages ou anthropophages ! Il vaut mieux paraître ridicules aux yeux du monde qu’être privés de cette nourriture qui conforte notre foi et notre raison dans l’attente du retour du Christ. Au risque de paraître fous à ceux du dehors, nous évitons nous-mêmes la démence face aux contradictions de ce monde, grâce à la communion à la Sagesse infinie de Dieu qui a bien voulu s’enfermer dans un corps d’homme et nous laisser ce sacrement incroyable, auquel nous avons la grâce et le bonheur de participer ce soir.

Jeudi 21 Avril 2011
Séminaire Russe