Homélie le dimanche de la vénération de la Croix



Jamais Jésus ne s’adresse à la foule comme à une créature vivante et autonome – comme à ce « peuple » dont se réclament tous les démagogues, qu’ils sévissent dans les régimes totalitaires, dans les États autoritaires ou dans les sociétés démocratiques.

Il ne cherche ni à convaincre, ni à séduire, ni à mobiliser.

La psychologie des foules, que flattent les grands de ce monde, lui est totalement étrangère – puisqu’au lieu de substituer la fiction du tous à la réalité de chacun, au lieu d’abolir l’individu au profit du groupe, au lieu de dissoudre la qualité dans la quantité, il ne cesse d’en appeler à la conscience personnelle.

C’est ainsi qu’appelant la foule, il s’adresse à quelqu’un en particulier, et encore sous forme d’hypothèse : "Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive".

Que nous sommes loin du suis-moi lapidaire que nous l’avons entendu adresser à Lévi hier !

C’est que le suis-moi est l’adresse d’une personne discernante à une personne discernée, d’un maître à un disciple, ou encore d’un initié à un profane.

Il est impossible de multiplier cette adresse personnelle en autant de protagonistes que compte la foule pour en faire un suivez-moi – parce que ce suivez-moi dénaturerait l’invitation à la fois divine et humaine, paternelle et fraternelle, concrète et spirituelle de Jésus à Lévi.

Ce suivez-moi serait le mot d’ordre un chef de parti, d’un général ou d’un gourou – et non l’appel d’un Dieu qui a fait le choix de devenir humain pour rétablir l’homme dans son devenir divin.

Ce n’est donc pas au pluriel que Dieu s’adresse à l’homme, quand bien-même il fait face à une foule.

Et ce n’est pas non plus en cherchant l’adhésion, c’est à dire l’identification de celui qui écoute à celui qui parle.

Sans jamais flatter l’enthousiasme au détriment de la réflexion, sans laisser l’émotion, rendue torrentielle, rompre les digues de la raison, il invite chacun à scruter son cœur pour y trouver le trésor de sa liberté.

C’est ainsi que le suivez-moi se transforme en si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il prenne conscience de tout ce à quoi ce choix l’expose.

Et voici, frères et sœurs, ce qu’exige le libre choix de suivre le Fils de Dieu : renoncer à soi-même, c’est à dire renoncer à n’être, en tout et pour tout, que soi-même – renoncer à une vision de soi comme territoire parfaitement identifié et fermé sur lui-même – ou encore renoncer à laisser notre moi régner sans partage sur notre vie.

Comme il est impossible de servir deux maîtres, il est impossible de s’épouser totalement soi-même et d’épouser Dieu.

Pour trouver la vie véritable en Dieu, il est donc nécessaire de cesser de croire que nous sommes les seigneurs et maîtres de notre vie – il nous faut perdre le monopole que nous croyons avoir sur notre existence.

C’est ainsi que notre énergie humaine, libérée de la prison de ce moi despotique au service exclusif duquel elle était attachée, pourra rencontrer l’énergie divine, l’une et l’autre, l’énergie humaine et l’énergie divine, œuvrant à notre déification.

Il est possible de voir dans la figure de la croix cette rencontre paradoxale du divin et de l’humain – une rencontre qui coûte à Dieu de descendre jusqu’à l’homme, et à l’homme de quitter le labyrinthe de la dimension horizontale pour monter.

Prendre sa croix alors signifierait prendre le chevalet sur lequel nous pourrons exposer à la peinture divine la toile blanche de notre vie – ou encore prendre l’arbre de la vie que le péché a déraciné pour aller le planter dans la bonne terre du Royaume – prendre la hampe sans drapeau des gens qui ne sont que de passage sur terre parce que leur citoyenneté véritable est céleste.

En ce troisième dimanche de Carême, n’adorons la croix du Christ que pour avoir la force de prendre la nôtre et de marcher à sa suite – munis du seul instrument qui en nous abaissant nous élève, en nous condamnant nous sauve, et en nous écartelant nous permet de rassembler notre cœur.

Celui qui veut marcher à Sa suite, qu’il renonce à lui-même et qu’il prenne sa croix – alors, frères et sœurs, soyez certains que "parmi ceux qui sont ici, certains ne connaîtront pas la mort avant d’avoir vu le règne de Dieu venu avec puissance".

Dimanche 27 Mars 2022