Conférence du hiéromoine Alexandre au séminaire d'Issy-les-Moulineaux



Conférence du hiéromoine Alexandre au séminaire d'Issy-les-Moulineaux
Le 12 janvier 2010, à l'invitation de l'abbé Didier Berthet, supérieur du Séminaire d'Issy-les-Moulineaux, le hiéromoine Alexandre, recteur du séminaire orthodoxe russe d'Épinay-sous-Sénart, a prononcé une conférence devant les étudiants des deux établissements et répondu ensuite à leurs questions. Voici le texte de l'exposé:

L’AMITIÉ AU SERVICE DE L’UNITÉ DES CHRÉTIENS

Au début de ce modeste exposé j’aimerais citer les paroles de saint Grégoire de Nazianze, le Théologien, adressées à Apollinaire de Laodicée et à ses disciples : « Ne professons-nous pas que l’unique définition de la piété est d’adorer un Père, un Fils et un Saint-Esprit, la divinité et la puissance uniques dans les trois, en évitant un culte abusif ou insuffisant […]. Ceci du moins étant donc bien défini, mettons-nous d’accord aussi sur le reste, nous du moins, qui sommes les partisans de la même Trinité, de presque la même doctrine et du même corps. Quant aux excroissances et surgeons superflus et inutiles qui font l’objet des questions discutées actuellement, supprimons-les et éliminons-les comme une sorte d’épidémie ! » (Or. 22, 12)

Les questions discutées aujourd’hui entre nos Églises, à l’origine de leur division, ne sont pas récentes, mais elles restent douloureuses et ne peuvent être esquivées. Le dialogue théologique n’avance pas rapidement : il est entravé par des difficultés de toutes sortes. Nos Églises sont en rupture de communion depuis presque mille ans. Tant de préjugés et de rancunes se sont accumulés depuis : ils restent très vivants des deux côtés.

Faut-il pour autant désespérer de l’avenir de notre dialogue ? Faut-il abandonner l’espoir de retrouver un jour l’unité qui était la nôtre pendant le premier millénaire ? En aucun cas : ce serait manquer de foi en la puissance de la grâce de Dieu qui « guérit toute infirmité et comble toutes les lacunes ». Et puis, il y a des signes qui, dans le climat général de stagnation, redonnent de la confiance en la force de l’Esprit. Notre rencontre de ce soir en est un.

I. Les difficultés du dialogue entre chrétiens

Nous ne le dirons jamais assez : le manque de connaissance mutuelle est sans doute aujourd’hui un des obstacles les plus apparents dans les rapports entre nos Églises. Il se manifeste de deux manières : d’abord, par l’ignorance des raisons théologiques qui ont abouti à la rupture de communion et la méconnaissance de l’expérience spirituelle de l’autre Église, due à l’absence de contacts directs. D’autre part, il existe des préjugés historiques et politiques, anciens ou récents. Ici je ne peux passer sous silence le lourd héritage de la guerre froide du XXe siècle dont les conséquences se ressentent encore dans nos communautés chrétiennes, malgré tous les efforts entrepris depuis le milieu du siècle. Paradoxalement, ces craintes et suspicions ont survécu à la chute de l’Union soviétique et sont encore véhiculées par certains milieux à la fois orthodoxes et catholiques. Les murs idéologiques et psychologiques sont parfois plus difficiles à faire tomber que les murs de pierre !

Il y a aussi des difficultés nouvelles d’ordre théologique. C’est la manifestation sous une forme nouvelle de l’ancienne « théorie des branches » : ses dégâts sont très graves. Cette théorie, prêchée dans beaucoup de rencontres œcuméniques et dominante dans les media, voudrait que toutes les Églises chrétiennes soient, dans la même mesure, catholiques et apostoliques, qu’elles partagent toutes, d’une façon complémentaire, l’héritage commun de l’Église indivise. Il suffirait simplement de choisir une Église à son goût et à sa mesure, le reste étant tellement secondaire !

Une telle approche semble vouloir reléguer dans les poubelles de l’histoire les canons des conciles œcuméniques, rarement tendres à l’égard des hérétiques et des schismatiques. Il est désormais politiquement incorrect de mentionner ces deux adjectifs. Tout le monde, surtout la presse, critique l’Église orthodoxe et l’Église catholique, parce qu’elles se considèrent, chacune pour son compte, comme la seule et véritable Église des apôtres, dépositaire de la plénitude des moyens de salut.

On évoque souvent une crise de l’œcuménisme « professionnel » et institutionnel. Beaucoup d’orthodoxes – mais aussi de catholiques – regrettent que cet œcuménisme soit devenu trop peu théologique et trop peu enracinée dans l’héritage des Pères de l’Église et la tradition liturgique. Mais même dans ce contexte, l’espoir n’est pas complètement mort !

II. Perspectives

Il y a d’abord le retour à la conscience ecclésiologique, aussi bien dans l’Église orthodoxe que dans les milieux catholiques. En août 2000, deux documents ont été promulgués, presque simultanément, par le Concile épiscopal du patriarcat de Moscou et par la Congrégation pour la doctrine de la foi de l’Église catholique. Il s’agit, dans le premier cas, de la déclaration Sur l’attitude de l’Église orthodoxe russe envers les non orthodoxes, et, dans le second cas, de la déclaration Dominus Iesus. Les deux documents ont été critiqués, et cela, paradoxalement, pour la même raison. Il y a quelques années, j’avais écrit une petite étude pour comparer ces deux déclarations. Ce fut mon mémoire de maîtrise à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge, dirigé par le professeur Nicolas Lossky.

Ce qui rapproche les deux documents, c’est qu’ils rejettent l’idée qu’ils puissent y avoir plus d’une Église sainte, catholique et apostolique et que le salut puisse être obtenu en dehors d’elle. L’Église ne peut être divisée : elle est toujours une et la même. Lorsqu’une communauté se sépare de l’Église, elle ne porte aucunement atteinte à l’unité du Corps du Christ.

Le document conciliaire du patriarcat de Moscou rappelle que « l’Église orthodoxe est la véritable Église du Christ, fondée par notre Seigneur et Sauveur lui-même ». C’est elle qui est « l’Église une, sainte, catholique et apostolique » (I. 1). La déclaration catholique, quant à elle, affirme que « malgré les divisions entre chrétiens, l'Église du Christ continue à exister en plénitude dans la seule Église catholique » (IV. 17) et que « compte tenu de l'unicité et de l'universalité de la médiation salvifique de Jésus-Christ, on doit croire fermement comme vérité de foi catholique en l'unicité de l'Église fondée par le Christ » (IV. 16).

Au-delà des différences d’approche (radicalement opposées), la conscience de l’unité et de l’unicité de l’Église est gardée des deux côtés. C’est un fait positif, contrairement à ce que l’on pourrait penser. À l’époque, d’aucuns ont déploré que cet « exclusivisme » des orthodoxes et des catholiques soit contraire à l’esprit d’un certain œcuménisme. En réalité, c’est le jour où les orthodoxes et les catholiques cesseront de croire que l’Église fondée par le Christ ne peut être qu’une et qu’elle seule procure le salut, qu’il n’y aura plus aucune chance que la communion soit rétablie. Certes, nous ne sommes pas d’accord sur la réalité actuelle de cette Église catholique et apostolique. Pour nous, orthodoxes, il ne peut s’agir que de l’Église orthodoxe qui existe dans le monde sous la forme de plusieurs Églises locales, en parfaite communion de foi entre elles. Les catholiques romains considèrent qu’il s’agit de leur Église « gouvernée par le successeur de Pierre et les Évêques qui sont en communion avec lui » (Dominus Iesus IV. 16). Les deux côtés reconnaissent cependant que le manque d'unité entre les chrétiens est une blessure pour l'Église, mais non pas une privation de son unité. C’est sur cette conviction, héritée des temps apostoliques, qu’il faut fonder notre dialogue.

Les deux documents professent également que malgré la rupture qui aboutit nécessairement à l’altération de la foi, « une communion partielle subsiste » entre l’Église et les communautés qui s’en sont séparées : « elle sert de gage à l’éventuel retour à l’unité dans l’Église et à la plénitude catholique » (Sur l’attitude de l’Église orthodoxe russe envers les non orthodoxes, 1. 15). Comparez avec cela : « Les Églises qui, quoique sans communion parfaite avec l'Église catholique, lui restent cependant unies par des liens très étroits comme la succession apostolique et l'Eucharistie valide, sont de véritables Églises particulières. Par conséquent, l'Église du Christ est présente et agissante dans ces Églises, malgré l'absence de la pleine communion avec l'Église catholique, provoquée par leur non-acceptation de la doctrine catholique » (Dominus Iesus, IV. 17).

Le concile de Moscou de 2000 souligne également que « le salut ne peut être obtenu que dans l’Église du Christ. Cependant, les communautés qui ont brisé l’unité avec l’Orthodoxie, n’ont jamais été considérées comme totalement privées de la grâce de Dieu » (Sur l’attitude de l’Église orthodoxe russe envers les non orthodoxes, 1. 15). Nous trouvons une idée semblable dans Dominus Iesus : « Ces Églises et Communautés séparées, bien que nous les croyions souffrir de déficiences, ne sont nullement dépourvues de signification et de valeur dans le mystère du salut » (IV. 17).

Cette conscience de l’unicité de l’Église dans le temps et l’espace, qui se traduit par l’importance de la Tradition dans la vie et l’action des chrétiens, et la reconnaissance que les communautés séparées gardent un lien avec l’Église apostolique, peuvent justifier le témoignage commun au sujet des valeurs de l’héritage chrétien. Une telle action commune, dans la société contemporaine, loin de se substituer au dialogue théologique, peut, au contraire, nous donner une occasion de dissiper la méfiance et la haine qui subsistent encore et de s’exercer à l’amour. En effet, comme le souligne le concile de Moscou de 2000, « les erreurs et les hérésies sont la conséquence de l’attitude égoïste et de l’isolement » (Sur l’attitude de l’Église orthodoxe russe envers les non orthodoxes, 1. 14). Il faut donc vaincre l’isolement et, sans renoncer à la profession de la foi en l’unicité de l’Église, amener les chrétiens séparés au désir de retrouver l’unité et la plénitude dans le Christ.

« Le besoin urgent de notre témoignage commun au sujet des valeurs chrétiennes est tout à fait évident, a déclaré le métropolite Cyrille, devenu depuis patriarche, en présentant à Paris la traduction française de la Doctrine sociale de l’Église orthodoxe russe (novembre 2007). Je crois qu’une collaboration ouverte, honnête dépourvue de toute concurrence malsaine dans le domaine de la proclamation des valeurs chrétiennes, dans celui de la culture, dans la sphère sociale… permettrait d’instaurer un climat de confiance et aiderait à l’avancement du dialogue théologique en vue du rétablissement de l’unité ».

L’amitié est un remède contre le manque d’amour qui a causé les schismes et les hérésies. Sa pratique est donc la meilleure façon de dépasser la division. En revanche, l’indifférence est le principal obstacle sur cette voie. Comme le soulignent les évêques orthodoxes russes, « l’indifférence par rapport à ce devoir [le rétablissement de l’unité des chrétiens] ou son rejet est un péché contre le commandement de Dieu sur l’unité » (Sur l’attitude de l’Église orthodoxe russe envers les non orthodoxes, 2. 2). Cette unité n’est toutefois possible que dans la communion de l’Église une, sainte, catholique et apostolique, seule salutaire, à laquelle nous croyons.


Conclusion

En conclusion, pour nous encourager à nous exercer dans l’amitié réciproque, j’aimerais, une fois de plus, citer les paroles de saint Grégoire le Théologien, adressées aux moines rebelles, qui s’étaient séparés de leur évêque, en le suspectant d’hérésie : « Malgré nos dissensions, le plus important demeure au fond de nous la conformité de la foi et la conscience de ne pas former un attelage disparate à l’égard de la vérité, ni de nous trouver en opposition, mais d’être marqués de la même empreinte, celle de la foi et de notre première espérance » (Or. 6, 11).

Samedi 23 Janvier 2010
Séminaire russe