Catéchèses de Carême: IV. L'arche de Noé et la tour de Babel



Catéchèses de Carême: IV. L'arche de Noé et la tour de Babel
Au cours des derniers jours, nous avons lu, chers frères et sœurs, le récit de la Genèse sur le déluge, sur la construction de l’arche, sur Noé et ses trois fils. Je ne vous apprendrai rien de nouveau en disant que cette histoire biblique est pour nous une figure d’une réalité qui transcende les époques et les cultures : l’Eglise de Dieu a toujours considéré Noé comme une préfiguration du Christ, Sauveur universel et Premier-né de la création. L’arche de salut est l’image de l’Eglise elle-même, image qui nous rappelle que l’Eglise existe dans la pensée de Dieu de toute éternité. Le déluge est la figure du second avènement du Christ et du jugement final de Dieu. L’alliance de Dieu avec Noé et ses fils est l’annonce du Royaume des cieux. De ce point de vue, le récit de Noé est profondément apocalyptique. Il annonce l’avenir plus qu’il ne décrit une histoire ancienne. Ce n’est pas un compte-rendu destiné aux archéologues et aux paléologues ; c’est une figure prophétique, une de ces icônes qui font que l’Ancien et le Nouveau Testament sont une seule et même Parole de Dieu qui se dévoile progressivement à l’humanité. Le récit de Noé est un des liens les plus forts entre le premier et le dernier livre de la Bible, entre la Genèse et l’Apocalypse.

Souvenez-vous que le Seigneur lui-même a comparé son retour à l’histoire de Noé : « Comme il advint aux jours de Noé, ainsi en sera-t-il encore aux jours du Fils de l’homme. On mangeait, on buvait, on prenait femme ou mari, jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche ; et vint le déluge, qui les fit tous périr. […] De même, en sera-t-il le jour où le Fils de l’homme doit se révéler » (Lc 17, 26-27 et 30). Origène a beaucoup insisté sur cette compréhension de l’image de Noé : « Le Seigneur décrit d’une seule et même façon le déluge qui a précédé et la fin du monde qu’il annonce pour l’avenir. Ainsi donc, comme il fut dit alors à l’antique Noé de faire une arche et d’y introduire avec lui non seulement ses fils et ses proches, mais des animaux de toute espèce ; de même à la consommation des siècles, a-t-il été dit par le Père à notre Noé, qui est véritablement le seul Juste et le seul Parfait, le Seigneur Jésus-Christ, de se faire une arche de bois équarri et de lui donner des mesures pleines de mystères célestes. C’est ce qui est indiqué dans le Psaume où il est dit : ‘Demande et je te donnerai des nations en héritage, et pour domaine les extrémités de la terre’ (Ps 2, 8) » (Homélies sur la Genèse, II, 3). Origène explique remarquablement le sens spirituel de chaque détail de l’arche de Noé ; je vous en épargnerai l’énumération, même si ce serait passionnant d’en parler, et vous recommanderai de lire cette deuxième homélie sur la Genèse, consacrée à l’histoire de Noé.

Un détail mérite cependant d’être mentionné : Dieu a commandé à Noé de faire entrer dans l’arche toutes les créatures, pures et impures. Il devait y avoir beaucoup de place ! Cela ne vous rappelle pas ce que le Seigneur Jésus nous disait : « Il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père » (Jn 14, 2) ? En effet, l’arche de Noé devait être aussi grande que le monde créé ; le Royaume de Dieu sera sans doute aussi grand que le cosmos : toute la création y pourra trouver sa place, une fois rachetée, purifiée et rendue à la vie nouvelle et éternelle. Origène attire également l’attention sur la présence du nombre cinquante dans la largeur de l’arche : « A la largeur, on attribue le nombre cinquante qui est le nombre consacré à la rémission et à la remise. Selon la Loi, en effet, il y avait rémission à la cinquantième année ; […] le débiteur y recevait remise de sa dette ; l’exilé revenait dans sa patrie. Or le Christ, Noé spirituel, dans son arche, c’est-à-dire dans l’Eglise, où il sauve le genre humain de la destruction, a attribué à la largeur ce nombre de cinquante qui est celui de la rémission. Car, s’il n’avait pas accordé la rémission des péchés aux croyants, la largeur de l’Eglise ne se serait pas dilatée à travers le monde » (ibid.).

Et la cohabitation des hommes et des animaux de toute espèce dans une seule arche, n’est-ce pas ce dont parlait également le prophète Isaïe dans un passage éminemment messianique et apocalyptique décrivant l’avènement du Rejeton de la souche de Jessé : « Le loup habitera avec l’agneau, la panthère se couchera avec le chevreau. Le veau, le lionceau et la bête grasse iront ensemble, conduits par un petit garçon. La vache et l’ourse paîtront, ensemble se coucheront leurs petits. Le lion comme le bœuf mangera de la paille. Le nourrisson jouera sur le repaire de l’aspic, sur le trou de la vipère le jeune enfant mettra la main. On ne fera plus de mal ni de violence sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance du Seigneur, comme les eaux couvrent le fond de la mer » (Is 11, 6-9). N’est-ce pas le miracle qui doit s’accomplir dans l’Eglise éternelle ? N’est-ce pas celui qui s’accomplit déjà, bien qu’imparfaitement encore, dans l’Eglise, où la connaissance et la crainte de Dieu nous empêchent de nous détruire mutuellement, malgré toute l’animosité que l’homme de péché éprouve naturellement pour ses semblables ? C’est le miracle que le Christ attendait de ses disciples, en leur laissant pour principal commandement : Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés.

L’arche de Noé est donc l’image de l’Eglise. Je vous propose maintenant de porter votre attention à une contre-image de l’Eglise, non moins apocalyptique cependant. C’est la tour de Babel : nous en avons lu le récit hier, aux vêpres. C’est une légende bien mystérieuse qui, à mon avis, n’a de sens que dans la mesure où elle constitue un antipode de l’Eglise. Autant l’arche de Noé préfigure le Royaume de Dieu et révèle la nature de l’Eglise, autant l’image de la tour de Babel montre ce que l’Eglise n’est pas. Elle n’est pas une initiative exclusivement humaine ; elle n’est pas une entreprise dont le seul objectif serait d’offrir aux hommes la possibilité de vivre ensemble, en paix, parlant la même langue. Vous avez entendu ce qu’ont projeté les bâtisseurs de la tour de Babel : « Allons, dirent-ils, bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre ! » C’est vrai, l’Eglise est décrite par l’image d’une ville, mais d’une ville céleste, c’est la Jérusalem descendue d’en haut. C’est une entreprise divino-humaine où la volonté de Dieu est associée à la volonté de l’homme, son image. L’Eglise n’est pas une entreprise terrestre, elle est véritablement cosmique : elle est l’œuvre de Dieu, mais aussi des anges et des hommes. Son unité n’est pas une unité d’espace ou de langue, mais une unité d’esprit. C’est vrai aussi que l’Eglise est représentée comme une tour, mais une tour qui n’est pas l’œuvre des hommes seulement, mais aussi des anges, mais surtout de Dieu. C’est une tour où le mouvement descendant de Dieu se croise avec l’aspiration ascendante de l’homme. La tour de l’Eglise est bâtie non pas dans la vallée de Shinéar, mais sur les eaux primitives de la création, au-dessus desquelles plane l’Esprit de Dieu. Elle est bâtie sur le Christ et se compose non pas de briques, mais des pierres vivantes que sont ceux qui aiment Dieu.

Une œuvre chrétienne très ancienne – le Pasteur d’Hermas – contient une magnifique allégorie de l’Eglise en tant que tour. J’aimerais vous la raconter ici pour illustrer la différence entre la tour de l’Eglise et la tour de Babel. Voici la vision révélée à Hermas par une vieille dame représentant l’Eglise elle-même (Pasteur, Vision III, 2) : une grande tour est bâtie sur les eaux avec de brillantes pierres carrées. Elle était bâtie en carré par six jeunes gens. « Des myriades d’autres hommes apportaient des pierres, les uns du fond [de l’eau], les autres, de la terre, et ils les passaient aux six jeunes gens ; eux, les recevaient et bâtissaient. Ils plaçaient telles quelles dans la construction toutes les pierres retirées du fond de l’eau, car d’avance, elles s’agençaient et s’emboîtaient parfaitement aux jointures avec les autres pierres ; elles se soudaient si bien entre elles qu’on ne voyait pas les joints. L’édifice paraissait bâti d’un seul bloc. Parmi les pierres qu’on amenait de la terre ferme, on rejetait les unes, on utilisait les autres ; on en brisait d’autres encore et on les jetait loin de la tour. Beaucoup d’autres pierres gisaient autour de l’édifice ; on ne les utilisait pas à la construction : les unes étaient effritées, d’autres fendues, d’autres, mutilées ; d’autres encore, blanches et rondes, ne pouvaient s’emboîter dans la construction ». Et voici l’explication de cette vision : la tour c’est l’Eglise. Elle est construite sur les eaux, parce que « votre vie a été sauvée par l’eau et qu’elle le sera encore. La tour a été érigée par la parole du Nom tout-puissant et glorieux, et elle est maintenue par la force invisible du Maître ». Le seul Nom qui est glorieux dans la ville ou la tour de l’Eglise – c’est celui de Dieu, force qui produit et maintient tout ce qui existe. C’est le contraire des initiateurs de la tour de Babel qui cherchaient non la gloire du Nom divin, mais à se faire un nom à eux-mêmes. Les six jeunes gens qui bâtissent la tour de l’Eglise, dans la vision d’Hermas, ce sont « les saints anges de Dieu, les premiers créés, à qui le Seigneur a confié toute sa création à développer, à bâtir, à gouverner. C’est par eux donc que sera achevée la construction de la tour » (ibid., Vis. III, 4). L’Eglise est donc vraiment une œuvre cosmique, commencée dès la création de l’univers : Dieu a voulu que toute sa création raisonnable prenne part à son édification. Les myriades d’autres êtres vivants qui contribuent à la construction, ce sont, dit Hermas, les autres saints anges de Dieu, inférieurs aux six premiers archanges. « Quand donc la construction de la tour sera achevée, tous ensemble, ils se réjouiront autour d’elle et glorifieront le Seigneur de ce qu’elle sera achevée » (ibid., Vis. III, 4).

Les pierres qui composent l’édifice de l’Eglise, ce sont les élus, les saints de Dieu. « Les pierres carrées, blanches, s’agençant bien entre elles, ce sont les apôtres, les évêques, les docteurs, les diacres qui ont marché selon la sainteté de Dieu et qui ont exercé leur ministère […] pour les élus de Dieu ; les uns sont morts, les autres vivent encore. Et toujours ils se sont accordés entre eux, ont maintenu la paix entre eux et se sont écoutés mutuellement : c’est pour cela que dans la construction de la tour leurs joints sont bien agencés » (Vis. III, 5). Les pierres tirées de l’eau, ce sont les martyrs, tous ceux qui ont souffert pour le Nom de Dieu. Les autres, apportées de la terre ferme, ce sont, précise Hermas, « ceux que le Seigneur a approuvés, parce qu’ils ont marché dans la voie droite du Seigneur et qu’ils ont respecté parfaitement ses commandements ». Les pierres qu’on amène et qu’on place directement dans la construction, ce sont « des nouveaux venus à la foi et les fidèles ; les anges leur rappellent de bien faire et on n’a trouvé en eux aucun mal ». Les pierres qu’on repousse pas loin de la tour, ce sont « ceux qui ont péché et qui veulent faire pénitence ; c’est pourquoi on ne les a pas rejetés très loin de la tour : ils seront utiles à la construction, s’ils se repentent ». Pourvu qu’ils se repentent pendant que la tour est encore en construction ! Les pierres qu’on brise et qu’on jette loin de la tour, ce sont « les fils d’iniquité ; ils n’ont eu qu’une foi hypocrite et ne se sont pas dépouillés de tout mal. C’est pourquoi ils n’obtiennent pas le salut : ils sont inutiles à la construction, à cause de leurs vices ; ils ont donc été brisés et rejetés au loin, par la colère du Seigneur » (Vis. III, 6). Les autres pierres qui jonchaient le sol, effritées, ce sont « ceux qui ont connu la vérité, mais qui ne persévèrent pas en elle et qui ne fréquentent pas assidument les saints : d’où leur inutilité ». Celles qui contiennent des fêlures, ce sont « ceux qui dans leur cœur gardent une rancune mutuelle et ne font pas régner la paix entre eux, tout en gardant un masque de paix ». Enfin, les pierres blanches, rondes, qui ne peuvent s’insérer dans la construction, ce sont « ceux qui possèdent la foi, mais sont attachés aux richesses de ce monde. Et quand arrive l’épreuve, à cause de leur richesse et de leurs affaires, ils renient le Seigneur […]. Quand on aura rogné la richesse qui les entraîne, alors ils seront utilisables pour Dieu. Une pierre ronde, sans être taillée, sans rejeter un morceau d’elle-même, ne peut devenir carrée : de même les riches de ce monde, si on ne rogne pas leurs richesses, ne peuvent être utiles au Seigneur ». Chers amis, il ne s’agit pas ici des seules richesses matérielles et de l’argent, cela concerne aussi ceux qui se sentent riches spirituellement, qui sont imbus d’eux-mêmes, ronds dans leur égocentrisme qui les empêche de s’agencer avec leurs frères, avec les autres élus de Dieu.

J’espère que vous voyez bien la différence entre la tour de Babel et la tour de l’Eglise, sur l’exemple de cette belle vision allégorique d’un chrétien des premières générations après les apôtres. Ne perdez pas de temps et ne vous éloignez pas de l’arche, de peur que la porte se ferme et que le déluge arrive vous trouvant hors de la demeure salutaire de Noé, image de notre Seigneur Jésus, celui qui attire vers lui tous ceux qui cherchent le salut dans l’amour de leur Dieu. Ne perdez pas de temps et rognez votre égoïsme, adaptez-vous aux autres élus que Dieu appelle à devenir des pierres vivantes composant la tour de son Eglise universelle. Pour terminer cette réflexion, je vous adresse les paroles prononcées par l’Eglise à Hermas : « Devenez utilisables pour Dieu ! Car toi-même tu es une de ces pierres », tu peux faire partie de l’édifice cosmique de Dieu, de la tour où la terre et le ciel se touchent, où l’amour de Dieu rejoint l’élan de l’amour de l’homme pour l’immense joie des anges de la lumière.

Vendredi 23 Mars 2012
Alexandre Siniakov