Catéchèses de Carême: II. Les fruits de la connaissance du bien et du mal



Catéchèses de Carême: II. Les fruits de la connaissance du bien et du mal
Chers frères, il y a exactement une semaine, je vous proposais de rendre notre Carême théologique, en accordant une importance particulière à la lecture du livre de la Genèse pour redécouvrir le mystère du salut de l’homme par la Trinité divine. Le lundi de la première semaine du Carême, nous avons réfléchi à l’œuvre de création de Dieu, en commentant le premier verset du livre de la Genèse. Puis, le reste de la semaine, des soucis divers n’ont pas laissé nos bonnes intentions se réaliser, comme dans la parabole évangélique. Avec le concours de l’Esprit divin, j’aimerais que nous poursuivions notre réflexion biblique et rattrapions, autant que possible, le retard pris au cours des derniers jours.

Depuis la semaine dernière, nous avons lu la suite du récit de la création du monde, celui de la création de l’homme à l’image et à la ressemblance de Dieu et, enfin, le récit de la chute de l’homme et de la femme et de leur bannissement du paradis. Tout cela, avec ce que nous avons entendu aujourd’hui sur la naissance des premiers enfants d’Adam et d’Eve, pourrait donner matière à des heures de réflexion et de commentaire. Mais ne vous effrayez pas : je sais que nous n’aurons ni le temps ni la possibilité de tout examiner en détail. Aussi je vous propose de nous concentrer aujourd’hui sur un seul point : sur l’arbre de la connaissance du bien et du mal, dont le fruit nous a valu la mort et la corruption. En effet, c’est le fait de goûter à son fruit qui nous a éloignés du paradis, qui nous a fait prendre des tuniques de peau, dissimulant notre corps incorruptible des origines, des tuniques dont nous venons d’entendre dans la lecture de ce jour et auxquelles nous reviendrons à la fin de cette homélie.

L’arbre de la connaissance du bien et du mal est introduit dans le récit yahviste de l’organisation du jardin d’Eden : « Le Seigneur Dieu planta un jardin en Eden, à l’orient, et il y mit l’homme qu’il avait modelé. Le Seigneur Dieu fit pousser du sol toute espèce d’arbres séduisants à voir et bons à manger, et l’arbre de vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal » (Gn 2, 8-9). Il aurait été intéressant pour nous de comparer les deux récits de la création de l’homme : celui du premier chapitre de la Genèse et celui du deuxième, mais j’espère que vous y emploierez vos cours d’exégèse et vos lectures personnelles. Un peu plus loin, dans le récit yahviste de la création de l’homme où Dieu est présenté dans une belle image de jardinier, le Seigneur ordonne à l’homme de ne pas toucher à l’arbre de la connaissance du bien et du mal : « Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras pas, car, le jour où tu en mangeras, tu mourras » (Gn 2, 16-17). C’est le tout premier commandement divin dont il est question dans la Bible ; sa transgression a rendu l’homme mortel et corruptible. Vous comprenez donc l’importance d’étudier le sens de ce précepte divin et de scruter la signification de l’image de cet arbre. Vous devinez sans doute que cet arbre, dont il est question dans la Genèse, est bien une image, un typos, qui, dans des notions accessibles à l’esprit humain, décrit des idées non pas matérielles, mais éminemment spirituelles et intemporelles. Il convient donc de chercher ce qui se cache derrière cette image, quelle réalité spirituelle est derrière ce symbole biblique. Je vous propose de le faire aujourd’hui, en nous appuyant sur saint Grégoire de Nysse, en particulier son traité sur La création de l’homme.

Saint Grégoire de Nysse donne une interprétation remarquable de l’image biblique de l’arbre de la connaissance du bien et du mal et, à partir de là, du rapport paradoxal que l’homme entretient avec le mal. Il relève d’abord le fait que le mot connaissance ne signifie pas, en occurrence, une science. Dans ce cas, comme dans certains autres cas dans la Bible, la connaissance ne désigne pas « la science et le pur savoir, mais plutôt une disposition intérieure vis-à-vis de ce qui nous est agréable » (La création de l’homme, XX). Ici, connaître ne signifie pas discerner, mais éprouver ou subir. A partir de là, Grégoire de Nysse affirme que l’arbre de la connaissance du bien et du mal est ce qui produit une connaissance mélangée, une connaissance où le bien et le mal sont confondus. Le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal est donc, de ce point de vue, un acte où une dose de bien est mélangée à une dose du mal. C’est une chose qui est bonne et mauvais en même temps. On pourrait dire que c’est la forme courante du péché où le mal est souvent dissimulé sous une couche superficielle du bien.

Grégoire de Nysse souligne très justement que l’homme n’aime pas le mal en état pur. Aucun homme, normalement constitué, ne cherche à faire le mal en soi. S’il fait quelque chose de mauvais, c’est généralement en le justifiant par une intention qu’il juge bonne. Comme dit l’évêque de Nysse, « le vice serait sans efficacité, s’il ne se colorait de quelque beauté excitant le désir chez celui qui se laisse tromper ». Autrement dit, nous faisons le mal, en le diluant dans une forme de bien. Nous commettons un vice en lui faisant prendre une forme de bien ou, parfois même, de vertu. Nous trouvons forcément une raison qui nous semble juste de faire le mal. Nous parvenons toujours à justifier par le bien ou par la nécessité le péché que nous commettons. « Le mal se présente toujours sous forme de mélange, dit Grégoire de Nysse, dans ses profondeurs il tient la mort comme un piège caché ; mais par une apparence trompeuse, il fait paraître une image du bien : la belle couleur de l’argent semble un bien pour les avares, ce qui n’empêche pas l’avarice d’être la racine de tous les maux. Glisserait-on vers le bourbier infecte de la licence, si le plaisir n’était un bien désirable pour celui qui par cet appât se laisse entraîner vers les passions ? Ainsi des autres fautes : leur action corruptrice est cachée ». Voilà pourquoi, le péché est nécessairement le résultat d’un leurre : celui qui pèche est trompé ou il se trompe, comme Eve par le serpent, ou Adam par sa femme. L’homme fait le mal, parce qu’il est trompé par sa belle apparence. L’homme commet un péché, parce qu’il y trouve quelque chose qu’il pense être bon. C’est cela, sans doute, que l’auteur de la Genèse appelait l’arbre de la connaissance du bien et du mal. En tout cas, c’est ce dont est convaincu saint Grégoire de Nysse qui dit : « Le désir qui se porte vers le mal comme si c’était un bien, est appelé par l’Ecriture la connaissance du bien et du mal, ce mot de connaissance voulant exprimer cette disposition intérieure et ce mélange ».

Le bien est donc simple par nature, comme l’essence divine est simple et indivisible. En revanche, le monde issu de la connaissance mélangée du bien et du mal est un monde de complexité et de dualité. Dans le monde atteint par la corruption, il n’y a pas de mal absolu, comme il n’y a pas de bien à l’état pur, les choses ne sont pas blanches ou noires : elles sont grises. Dans ce que nous faisons, il y a une proportion de bien, comme il y a une proportion du mal : tout est gris, mélangé, confus, compliqué. Vous l’avez sans doute observé, chers frères : la même personne peut être capable de faire quelque chose de très beau et de commettre la plus monstrueuse des choses, dans un monde de la connaissance du bien et du mal. Mais attention : il s’agit du monde intérieur, spirituel, de l’homme et non pas du cosmos en tant que tel, en tant qu’œuvre parfaite, harmonieuse du Créateur. « Ni un mal absolu, puisque la bonté fleurit tout autour, ni un bien sans mélange, puisque le mal s’y cache, mais un mélange des deux, tel est le fruit de l’arbre défendu, selon l’Ecriture qui n’a d’autre but que de répéter cette vérité que le bien réel est par nature sans composition, que sa forme est simple et qu’il est étranger à toute duplicité et à toute union avec son contraire, tandis que le mal est bigarré et se présente de telle sorte qu’on le tient pour une chose et qu’à l’expérience il se révèle tout autre : sa connaissance, c’est-à-dire la prise de contact avec lui dans l’expérience, est le commencement et le fondement de la mort et de la corruption ». Goûter à l’arbre défendu, c’est goûter au miel empoisonné, c’est faire du bien, mais en faisant l’expérience du mal, c’est se tromper sur le résultat de nos actions. Nous l’avons tous expérimenté : quand nous faisons quelque chose qui ne colle pas avec notre dignité d’êtres créés à l’image de Dieu, cela nous arrive de ressentir du plaisir au début, plaisir dont la force est égale à celle de la déception et de l’aigreur qui succèdent à l’action. Nous nous engageons dans le mal par l’apparence du bien ou du plaisir, nous en ressortons divisés intérieurement, corrompus. C’est cette expérience qui est décrite dans le livre de la Genèse, dans l’histoire d’Adam et d’Eve, avec le serpent. C’est de notre expérience intérieure, de notre monde intime que parle la Bible.

Le jardin d’Eden dont nous sommes bannis par la participation à la connaissance confuse et mélangée du bien et du mal, le paradis que Dieu a créé pour nous, est aussi l’état de notre être, avant d’être un lieu. C’est un état dont nous ressentons tous la nostalgie et dont nous ne retrouvons pas seuls la route, à moins d’être conduits par le Christ, second Adam, qui, étant vrai homme, a vaincu, par la force de sa divinité la logique de la confusion et de la corruption dans laquelle nous nous sommes engagés. C’est lui, le second Adam, Dieu devenu homme pour restaurer en l’homme l’image de Dieu, qui nous rouvre les portes du paradis, qui nous donne l’occasion de quitter le cercle infernal de la connaissance du bien et du mal pour retrouver l’expérience primitive du bien à l’état pur, en contemplant la Croix avec l’Innocent pendu dessus pour le salut de tous, c’est lui qui, ayant vaincu la mort en ressuscitant dans son humanité assumée, nous offre la possibilité de nous débarrasser de ces ignominieuses tuniques de peau que nous nous sommes imposés.

Les tuniques de peau que nous avons revêtues quittant le paradis n’est pas le corps que Dieu avait créé de la glaise et dans lequel il avait insufflé sa propre vie. Ce n’est pas la chair matérielle qui nous rendait participant de la nature visible nous qui, par notre esprit, sommes en même temps des êtres spirituels et invisibles. Ce n’est pas ce mélange extraordinaire de la matière et de l’esprit qui fait de l’homme cet être unique, à la fois angélique et matériel, spirituel et charnel, visible et invisible. Non, ces tuniques de peau, c’est cet état monstrueux de la nature humaine dans lequel nous avons transformé notre nature humaine, en faisant le mal dissimulé derrière une apparence du bien. Ces tuniques de peau, c’est l’humanité abrutie et hébétée, trompée par les apparences, renfermée dans ses fausses convictions, aveugle et, en fin de compte, insensible derrière un simulacre de solidarité dont le seul but est d’éviter l’extinction de l’espèce. Ces tuniques de peau nous aident à endurer guerres, meurtres, tortures, viols, fornication, autodestruction, mensonge. C’est la carapace de l’homme qui n’est pas satisfait de sa dignité de l’image de Dieu, de la créature aussi spirituelle que matérielle ; c’est la carapace de l’homme-animal qui ne cherche qu’à survivre n’ayant confiance ni en Dieu, ni en ses semblables, ni dans la nature. Les tuniques de peau, c’est l’état de l’homme corrompu et marqué par le péché. C’est de cet état que le Seigneur Jésus est venu nous délivrer : il est venu nous rendre notre fragilité et notre faiblesse des origines, faiblesse qui était aussi notre force dans un monde non pas de concurrence, mais d’amour, dans un monde non pas de confusion et de corruption, mais dans un monde de confiance et de communion. On n’a pas besoin de moyens de protection dans un monde où il n’y a pas d’ennemis ; on n’a pas besoin de carapaces quand on ne craint aucun danger ; on n’a pas besoin de tuniques de peau dans un monde de beauté et d’harmonie. Préparez-vous dès maintenant, chers frères, à vous séparer de vos tuniques de peau, de votre blindage de protection : pour entrer dans le Royaume de Dieu, vous devrez retrouver votre simplicité et votre fragilité originelles. Ne craignez pas : cette faiblesse d’œuvre remarquable et précieuse du Créateur sera votre force ; Dieu lui-même veillera sur vous. Il veille toujours sur vous, en cherchant par tous les moyens à retrouver avec vous la communion simple et directe qui était celle d’Adam, nu dans sa confiance et sa fragilité, avec son Dieu au jardin sublime d’Eden.


Lundi 5 Mars 2012
Alexandre Siniakov