Catéchèses de Carême: I. La création



Chers frères, vous savez certainement que le Carême est non seulement une période de jeûne et de purification, mais aussi un temps d’initiation et de catéchèse pour les catéchumènes qui se préparent à l’illumination du baptême. Pour nous, baptisés, c’est le moment d’une ré-initiation au mystère de notre salut.

Dimanche dernier, nous avons eu l’occasion de parler de la dimension mystagogique du Grand Carême qui, par les Ecritures et l’hymnographie liturgique, nous réintroduit à l’enseignement de l’Eglise sur le dessein salutaire de la vivifiante Trinité. A travers les lectures bibliques et les chants liturgiques, nous revivons, pendant le Carême, toute l’histoire du salut de l’homme : de sa création à sa divinisation, en passant par la chute du vieil Adam, l’assomption de la souffrance de l’homme par le Christ, nouvel Adam, sa mort et enfin sa Résurrection qui nous rend la vie éternelle.

Pour que notre Carême ne soit pas seulement corporel – supposant qu’il y ait parmi nous des ascètes capables d’endurer le vrai jeûne de la chair – je vous propose de mettre un accent particulier, pendant ces jours bénis de la Quarantaine, sur l’écoute et la compréhension de la Parole de Dieu. Vraiment, le Carême est le temps le plus opportun pour scruter les Écritures ! La première raison, c’est qu’en limitant notre attachement à la nourriture matérielle (ou, pour certains, en y renonçant totalement), nous essayons de mettre en pratique ce que disait le Seigneur à Satan : « Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4, 4). Même si vous ne parvenez pas à vous passer du pain matériel, faites un effort, pendant ce Carême, pour inverser le système habituel des valeurs, en mettant au premier plan non pas la nourriture matérielle, mais le Verbe de Dieu. La seconde raison qui fait du Carême le temps le plus opportun pour l’étude de l’Ecriture, c’est que l’écoute de la Parole de Dieu n’est efficace que si elle s’accompagne d’un véritable effort de purification corporelle et spirituelle. On ne s’approche pas du Verbe de Dieu sans s’être préparé. On ne peut pas entendre la Parole du Créateur sans avoir purifié son esprit. C’est saint Basile le Grand qui le rappelle dans ses Homélies sur le Hexaemeron. « Quelle oreille, dit-il, sera digne de la grandeur du récit ? Quelle préparation est nécessaire à l’âme pour entendre de telles choses ! Elle doit être pure des passions charnelles ; elle ne doit pas être obscurcies par des soucis de la vie quotidienne ; elle doit être industrieuse, fine, capable de scruter tout ce qui peut procurer la connaissance de Dieu ». C’est à cela, chers amis, que nous devons employer notre Carême. Le jeûne, l’abstinence, l’ascèse ne sont pas des objectifs en soi : ce sont des moyens qui nous permettent d’approcher efficacement la Parole de Dieu. Et même si nous ne parvenons pas à jeûner vraiment, en nous abstenant autant que possible de toute sorte de nourriture, même si nous n’arrivons pas à vaincre nos pulsions charnelles, qu’au moins nous en ayons un désir profond et brûlant. Qui sait : peut-être l’étincelle de notre aspiration à la purification sera transformée un jour, par la grâce de Dieu, en vrai feu qui consumera nos impuretés et nos funestes gestes et pensées.

Mais assez parlé de la nécessité de vivre un Carême mystagogique et de le consacrer à l’acquisition d’une connaissance plus grande et authentique des mystères de Dieu. Venons-en à la pratique de notre souhait. A partir d’aujourd’hui et jusqu’à Pâques, nous lirons tous les soirs le livre de la Genèse, puis celui de l’Exode. Nous entendrons également tous les jours le prophète Isaïe, puis Job, de même que les autres livres sapientiaux. Puisqu’il serait difficile de commenter chacune des lectures que nous entendons, commençons par la Genèse, en suivant l’exemple des Pères de l’Eglise. Ainsi, comme vous le savez, Basile de Césarée a écrit un cycle d’homélies sur les six jours de la Création. Elles ont été complétées par son frère, saint Grégoire de Nysse qui s’est penché sur la création de l’homme. Tous les deux avaient devant les yeux les Homélies sur la Genèse d’Origène. Si vous voulez que votre Carême soit riche, je vous conseille vivement de lire ces trois œuvres au moment même où nous commençons la lecture du livre de la Genèse aux vêpres.

Aujourd’hui, c’est le récit des trois premiers jours de la création que nous entendons. Réfléchissons un peu à leur sujet, en nous fondant sur les écrits des Pères, mais en essayant également, en toute humilité, de transporter leur enseignement à notre époque pour en tirer des leçons utiles à notre témoignage au milieu de nos contemporains.

« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme et l’esprit de Dieu planait sur les eaux » (Gn 1, 1). Quelles paroles étranges ! Estes-vous conscients qu’elles ont traversé des milliers d’années avant de parvenir à nos oreilles ? C’est l’expression de la foi des hommes, nos prédécesseurs, qui ont vécu à l’aube de la civilisation humaine. C’est le produit de la rencontre entre l’Esprit de Dieu et l’esprit de l’homme en quête des origines de son existence. C’est le tout début de la Parole de Dieu révélée, par l’intermédiaire de Moïse et du peuple d’Israël, à l’ensemble de l’humanité.

Si vous attendez de la Genèse qu’elle vous explique, de façon technique et scientifique, comment et quand l’univers est né, vous auriez tort. Tout homme honnête doit se rendre à l’évidence que l’auteur du livre de la Genèse ne pouvait avoir un tel objectif. Réfléchissez : si vous deviez vous adresser à des milliards d’hommes et de femmes, vivant à des milliers d’années d’écart, parlant des milliers de langues différentes, dont trois quart ne sachant ni lire ni écrire, envisageriez-vous de leur expliquer, en quelques mots comment l’univers est venu à l’existence ? Même si vous étiez assez fous pour entreprendre une telle chose, vous n’y parviendriez jamais. Souvenez-vous que l’Ecriture est inspirée de Dieu : pensez-vous que l’Esprit Saint, en s’adressant à l’humanité de tous les temps, veut leur enseigner la cosmologie ? Bien sûr que non. Si nous avions avec nous des athées ou des agnostiques qui se moquent du caractère peu scientifique des premières lignes de la Bible, nous les aurions interrogés sur la façon dont eux – généralement fiers de leur intelligence – se serait comportés s’ils devaient parler aux hommes et aux femmes de tous les temps et de toutes les civilisations.

Ainsi, nous en sommes conscients, le récit de la création que la Bible nous livre depuis la nuit des temps n’est donc pas une théorie de la science antique sur le processus de constitution de l’univers. La Genèse ne nous décrit pas le Big Bang, si l’on considère que ce dernier a bel et bien existé. Elle ne nous présente pas les étapes de la constitution de la matière et de la naissance de notre planète à la façon dont le fait l’astrophysique contemporaine, discipline pour laquelle nous avons un profond respect et qui, de toutes les sciences physiques, est sans doute la plus proche du cœur d’un croyant.

Alors, si le récit de la création dans la Genèse ne décrit pas les étapes de la constitution du monde physique du point de vue de la science, quel est donc son sens ? Quel est le message que l’Esprit de Dieu a voulu nous transmettre, par la bouche et la plume des prophètes antiques, ses serviteurs, à nous, hommes et femmes de toute race, de toutes les époques et de toutes les cultures ? Comme le dit saint Basile, la raison principale de ce récit est dévoilée dans ses trois premiers mots : « Au commencement, Dieu créa ». Les premiers versets du livre de la Genèse, la succession des six jours sont le moyen le plus simple et le plus évident de nous transmettre cette seule idée que Dieu est l’origine de tout ce qui existe et que c’est dans le commencement qu’il a créé l’univers. « Quel ordre merveilleux, s’exclame saint Basile. Il mentionne d’abord le commencement, pour qu’on ne pense pas que le monde est sans principe ; et ensuite il ajoute : Dieu créa, pour montrer que la création n’est qu’une infime partie de la puissance du Créateur ». La Genèse ne veut pas nous expliquer scientifiquement comment la matière a été constituée : l’Esprit nous révèle simplement que l’origine de la vie est en Dieu, que la création est un acte de la bonté divine et que l’univers a été créé dans le commencement.

Quel est ce commencement, ce principe - ἀρχή – dont il est question ? Suivi en cela par la tradition de l’Eglise, Origène explique que ce commencement est le Verbe de Dieu : « Quel est le commencement de tout, sinon Jésus-Christ, notre Seigneur et le Sauveur de tous, premier-né de toute créature (Col 1, 15) ? C’est donc dans ce commencement, c’est-à-dire dans son Verbe, que Dieu fit le ciel et la terre, selon ce que dit l’évangéliste Jean au début de son Evangile : Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu. Il était au commencement auprès de Dieu. Tout par lui a été fait et, sans lui, rien n’a été fait (Jn 1, 1-3) ».

Si nous comprenons ainsi les premiers mots de la Genèse, il devient évident que le prophète ne cherche pas à décrire l’instant de la création, le moment où la matière est apparu, l’origine de notre univers. Non, la Bible se place non pas sur le plan physique, mais sur le plan spirituel. Le récit de la création n’est pas une cosmologie, c’est la théologie. Laissons aux scientifiques le soin d'expliquer, grâce à l’intelligence donnée par Dieu et en scrutant l’œuvre de ses mains, comment la matière est apparue, comment l’univers est né, comment il a grandi et s’est développé pour accueillir la vie raisonnable. Nous ne savons pas si la science parviendra à répondre à ces questions de façon définitive et certaine ; nous ne savons pas si Dieu a prévu ou non de révéler aux hommes la façon dont le monde s’est constitué. La seule chose dont nous sommes certains, nous croyants, c’est que l’univers n’est pas le fruit d’un hasard ou l’avatar d’une matière en perpétuel mouvement de naissance et de mort. La seule chose dont nous sommes convaincus, à la suite des prophètes, c’est que tout ce qui existe vient de la volonté du Dieu éternel qui lui-même est au-delà de l’existence, qui est hors du temps et infiniment supérieur à tous les univers existants. Il est aussi loin de ce qu’il a créé qu’il est proche de la vie qu’il a conçue. La seule chose que nous pouvons affirmer avec certitude – ce que la science ne pourra jamais faire sur aucun des points dont elle traite – c’est que le ciel et la terre – à savoir le monde spirituel et matériel – sont créés par Dieu dans le commencement – son Verbe et sa Sagesse, le même Verbe et la même Sagesse qui ensuite fera partie de la création elle-même, devenant homme de la Vierge Marie et mourant pour nous sur la Croix pour nous ramener dans la vie éternelle du Créateur.

La Genèse ne nous parle pas d’un commencement temporel. Le prophète ne nous livre pas sa version du Big Bang. Non, par les six jours de la création, il veut nous amener à la connaissance du principe dans lequel Dieu crée éternellement. Origène le savait déjà : « Il ne nous parle pas ici d’un commencement temporel ; mais il dit que le ciel et la terre et tout ce qui a été fait ont été faits au commencement, c’est-à-dire dans le Sauveur ».

Le monde a été conçu par le Père – la Pensée ou le Noûs éternel, invisible, immatériel, illimité – dans le Commencement qui est le Verbe, la Sagesse, la Parole hypostatique du Noûs paternel – par l’Esprit, souffle divin vivifiant et donnant forme à l’esprit et la matière issu de la volonté créatrice de l’indivisible Trinité. Dieu est éternel et sans commencement, l’univers a un commencement : c’est le message du récit de la création. Ne nous trompons pas de dimension et ne comparons pas la théologie prophétique aux recherches scientifiques de nos astrophysiciens contemporains. Les deux dimensions sont distinctes, sans doute complémentaires, mais en aucun cas opposées. La grande et belle science nous aide à comprendre et à admirer l’univers créé par Dieu. Vous avez entendu sans doute cette remarquable expression : « peu de science éloigne de Dieu, beaucoup de science en rapproche ».

En attendant, ce qui nous rapproche vraiment de Dieu, c’est de nous considérer comme son œuvre, résultat visible et palpable de son amour infini. Nous sommes les fruits de l’amour des trois Hypostases de la Trinité. L’amour du Père, du Fils et du Saint-Esprit a donné naissance à tout ce que nous voyons autour de nous.

En conclusion, écoutez saint Grégoire le Théologien parler de la bonté créatrice de Dieu : « Et comme il ne suffisait pas à la Bonté d’être mue seulement par la contemplation d’elle-même, mais comme il fallait que le bien se répandît et se propageât afin qu’il y eût un plus grand nombre d’êtres à recevoir ses bienfaits – c’est là le propre de la Bonté suprême -, elle pense d’abord les puissances angéliques et célestes, et cette pensée était œuvre, accomplie par le Verbe et achevée par l’Esprit ». Elle pense ensuite le monde matériel – la terre – et sa pensée devient réalité. C’est ainsi que l’Amour de la Trinité a créé le ciel et la terre. Pour ce qui est du reste, les ténèbres couvraient l’abîme. Ces ténèbres sont impénétrables aux merveilleuses, mais petites créatures que nous sommes : nous ne percerons pas ces ténèbres qui entourent l’abîme de l’œuvre divine, mais nous pouvons vraiment être heureux d’avoir été tirés du néant par l’infinie bonté d’un Dieu aussi inaccessible que présent, aussi ineffable qu’intime. A lui, Créateur surprenant et impénétrable, la gloire éternelle pour les siècles des siècles !


Catéchèses de Carême: I. La création

Lundi 5 Mars 2012
Alexandre Siniakov